Les 3 « visages » de la « platform »

En anglais, « platform » désigne tout d’abord  un plateau ou une scène : un espace depuis lequel faire et agir.  Une « platform », c’est ensuite un quai : des trains y arrivent, de très loin ou de tout près, d’autres en partent, loin et près également, des gens, une multitude de gens, descendent, montent, se croisent. Et une « platform », c’est aussi un tremplin d’où sauter, s’élancer. Si une « platform » a une forme, elle n’a pas de contenu. Elle est un espace où recevoir, accueillir, rencontrer sans présager de ce qui est accueilli, de ce qui s’y croise. Elle est un dispositif qui donne des possibilités tout autant que des désirs de faire, un lieu qui catalyse les désirs, les stimule, donne le désir de faire croître les désirs : un lieu qui donne lieu.

Et ce qui a lieu est triple car, en bengali, « trimukhi » veut dire : triangle, trois angles, trois directions, trois faces, trois visages – et même, selon certains, trois graines. Trimukhi Platform est né du désir de créer, au Bengale Occidental, une plateforme depuis laquelle agir dans trois directions à la fois : l’action sociale, la production de pensée et la création artistique. La singularité de ce désir vient du fait de travailler ensemble ces trois lancés, presque d’un même geste, et sans en laisser un prendre le pas sur les deux autres, en maintenant en mouvement le triangle et ces trois faces, attentif à ce que, toujours, la « platform » elle-même soit en mouvement.

 

Ici, l’action sociale n’est pas envisagée d’emblée comme l’activité humaine qui consisterait à venir en aide aux plus démunis en diminuant le poids de leurs souffrances de sorte qu’ils soient davantage utilisables par la société de marché. Il s’agit de le penser plutôt comme la pratique qui prend soin du lien social. Si un groupe  donné s’octroie tous les privilèges au détriment d’un autre, bien évidemment, la possibilité de construire du lien disparaît : les « sans domiciles fixes » de Delhi n’ont que très peu de chance d’établir des relations sociales… En s’attachant à défendre l’accès pour tous à une bonne alimentation, aux soins médicaux, à l’éducation et à des dispositifs de financement réguliers, les organismes d’action sociale entendent par là donner la possibilité réelle à chaque individu et à chaque groupe d’individus de créer des liens avec d’autres groupes et individus. Mais, au-delà, cette attention portée à la construction de réseaux de relations conduit l’action sociale vers un intéressant paradoxe : comment travailler à ce que chaque minorité soit davantage mineure ? Car, fournir à chacun un accès en quantité et qualité suffisantes aux produits alimentaires, aux hôpitaux, aux écoles et aux systèmes bancaires n’implique pas d’installer tout ce monde sous un même modèle. Tout au contraire, c’est dès lors que sont satisfaites ces nécessités de base qu’il devient possible pour chacun de différer, d’approfondir sa singularité, son unicité. C’est en sens que le substantif « minorité » et l’adjectif « mineur » doivent être compris. Ils sont des conditions de possibilité pour créer et développer des liens relationnels dans un espace habité par des différences.

 

Aujourd’hui, le geste artistique consiste sans doute à sélectionner puis à joindre ensemble des éléments appartenant à des champs très divers. Le regard  de l’artiste comme du spectateur est attentif, d’une part, à la consistance singulière de chacun des éléments choisis, et, d’autre part, à l’efficacité sensible des liens tissés. La problématique esthétique est celle de l’effet sensible du lien. Dans un tel contexte, celui de l’hétérogénéité et la mise en relation productrice, il peut s’avérer stratégique de faire en sorte que le champ de l’art ne soit pas l’apanage d’une seule frange de la population et que les artistes de profession soient issus d’un plus large spectre social – l’espace où puiser des différences n’en serait que plus vaste. On se souviendra par exemple du réalisateur italien Vittorio de Sica qui, pour le plus grand bien de son film Umberto D. (1952), choisissait ses acteurs hors du monde des acteurs ou bien encore du réalisateur brésilien Glauber Rocha proposant de distribuer des caméras dans les favelas pour que d’autres inventent d’autres manières de faire des images (cadre, exposition, mouvement). Il ne s’agit pas de donner l’opportunité à une mère de famille illettrée d’un village reculé d’assister à une représentation d’Hamlet dans un beau théâtre à l’Italienne. Il s’agit au contraire de travailler à la mise en place d’un dispositif qui permettra que son fils et sa fille puissent devenir des artistes professionnels. Habituellement, quand l’art se fait au nom de l’action sociale, le premier (l’art) est de piètre qualité. Les moyens esthétiques passent après les fins sociales : ce sont de « pauvres » gens sur le plateau qu’il faut regarder avec indulgence et gentillesse, en oubliant le peu d’intérêt que comporte leur prestation scénique. Mais, une telle hiérarchie dans la relation (l’art au service du social) n’est profitable qu’à l’action sociale – et néfaste pour l’art. Au contraire, si l’art lui-même adopte quelques-unes des préoccupations de l’action sociale (en premier lieu, l’idée de l’accès pour tous), la situation change complètement : d’autres manières de jouer le théâtre, d’autres façons de prendre des images, de produire des sons, d’écrire des phrases peuvent alors apparaître – et cette fois, pour le plus grand bien du geste artistique contemporain, divers par hypothèse.

 

Parfois, les pratiques changent et d’autres mots doivent alors être produits pour nommer ces pratiques et, par là, comprendre concrètement ce qui en elles se modifient. Quelquefois, l’activité théorique elle-même produit des concepts inédits et entraîne non seulement un déplacement dans notre façon de regarder et de parler les réalités qui nous entourent mais aussi une modification de ces réalités-là. C’est à une sorte de ping-pong que la théorie joue avec la pratique : entre ce qui a lieu et le mot pour  désigner ce qui a lieu. C’est en ce point que la recherche s’effectue, à cette jonction. – un point de rencontre où le contact avec des « autres » devient nécessaires : des collègues, des étudiants, des journalistes de même qu’un public non scientifique et non spécialiste. De fait, une part importante de la recherche consiste à partager la recherche ; c’est en s’expliquant que la recherche se poursuit : la pensée théorique est à la fois confrontée à d’autres perspectives et déplacée par d’autres inquiétudes. Par exemple, ce qui au départ ne se formulait que sous une seule catégorie conceptuelle peut trouver à se subdiviser en deux, trois notions, enrichissant par là tant l’approche théorique que ses  effets sur notre appréhension du réel. On retrouve donc dans le dispositif de recherche, telle une condition pour éprouver et approfondir celle-ci, des préoccupations propres à l’action sociale : l’accès pour tous et la mise en relation.

 


Trimukhi platform, en travaillant dans ces trois directions, se veut être une invitation à poursuivre le cheminement parmi nos multiples désirs de vivre dans un monde devenant toujours plus multiples – une invitation aussi à sentir l’irrépressible joie qu’il y a à faire de telles non rentables choses.


 


DYNAMIQUE • CENTRE • VILLAGE • L’ÉQUIPE • 10 ANS


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