Arts vivants dans la Jungle Mohol

Jean-Frédéric Chevallier

 

⇒ publié en avril 2025 en français, anglais et espagnol dans le deuxième numéro de la revue InVivoArts [ISSN : 2825-9599]

 

proposition théâtrale dans un village tribal

Il est une route, ou plutôt, celle-ci n’étant pas large de quatre mètres, une rue étroite. En terre battue, rouge-orangé, elle s’étend sur un peu moins d’un kilomètre. De chacun de ses côtés, elle est bordée de maisons en torchis à un ou deux étages qu’ombrent des arbres majestueux. Poules, buffles, veaux, quelques chèvres ou cochons noirâtres et boueux la parcourent souvent. Tôt le matin, de même qu’en fin d’après-midi, des enfants peu vêtus, surtout des garçons, y jouent aux billes, aux arcs et aux flèches ou – avec de vieilles chambres à air récupérées des vélos de leurs parents – au cerceau. En journée, des filles aux tuniques de couleurs vives la remontent, portant sur leur hanche les nouveaux-nés, d’autres, l’eau qu’elles viennent d’aller puiser. La nuit, entre les mois d’octobre et de mars, des éléphants la traversent, en quête de fourrage, de gourmandises, de boissons fermentées.

Cette rue, que je découvre un matin d’août 2008, est celle du village tribal de Borotalpada. Situé au Bengale-Occidental à quelques kilomètres de la frontière avec l’Orissa, dans la région dite de la Jungle Mohol, il compte un demi-millier d’habitants.

Il est sept heures. Avec Sukla, ma compagne, nous descendons de l’ambulance qu’un organisme de Calcutta nous a assignée pour ce voyage.

Nous attendent une trentaine de personnes, de tous âges. Je suis venu leur proposer que nous montions ensemble un spectacle de « théâtre ». Je précise que le terme ne signifie probablement pas la même chose pour chacun, et qu’il s’agit donc d’un « théâtre » dont les uns comme les autres nous apprendrons en le faisant ce qu’il recouvre et implique. J’ajoute que ce « théâtre » sera offert (j’insiste sur le verbe) aux habitants de Borotalpada puis présenté à Calcutta. S’en suit une discussion animée en santhali à laquelle je ne comprends rien, ni non plus Sukla qui m’a traduit jusque-là en bengali : le santhali est une langue austro-asiatique distincte des langues sanskritiques et dravidiennes majoritaires en Inde. Au bout de quelques minutes, les palabres cessent et il nous est annoncé (en bengali) que la proposition a été acceptée. Il faut dans la foulée se mettre d’accord sur le calendrier (ne pas interférer avec le labeur agricole), les horaires (trois heures quotidiennes durant trois semaines consécutives) et la logistique des répétitions. Le point le plus longuement débattu concerne l’opportunité ou non d’un tea break au cours duquel seraient distribués des biscuits. M’est attribuée la tâche d’apporter feuilles de thé, sucre, gâteaux et gobelets, à quatre villageoises, celle de bouillir l’eau.

Ceci fait et sans me laisser le temps d’y réfléchir, une jeune femme s’empare de ma main droite, une autre de ma main gauche, les hommes de leurs tambours, et nous nous mettons, toutes et tous, à danser.

 

brève analyse des danses santhals

Les danses santhals exercent sur moi une fascination. Il semble que rien ne change et pourtant mes yeux ne se lassent pas de suivre le déplacement circulaire des danseuses. Mon regard ainsi entraîné, j’éprouve comme une excitation tranquille. Est-ce le rythme ? La cohésion presque organique du groupe ? L’exécution réitérée de pas apparemment identiques mais dont les accélérations légères et les modifications progressives font qu’ils finissent par devenir autres ?

Ces mouvements reprennent, en les stylisant, des gestes ancestraux exécutés lors de la moisson dans les rizières ou de la collecte dans la jungle de plantes médicinales. Mais ils n’ont pas pour visée de représenter ces actions. Leur fonction est tantôt d’accueillir les nouveaux arrivants, tantôt d’entretenir les liens sociaux. Mais là ne réside pas non plus ce que je regarde. Les tracés corporels m’emportent, un point c’est tout. Touché et déplacé, ému et mis en branle, ce qui me traverse est tel que je n’ai aucune envie de l’interrompre en y apposant une signification. Ni subjugués, ni tétanisés, mes sens et mes pensées vont loin, très loin. Et cette profondeur-là est radicale. Si plus tard je l’interroge, les questions portent sur l’abîme bienveillant qui s’est ouvert.

 

figurines non-figuratives

Il est des figurines animalières en argile crue que les Santhals disposent sous le couvert des arbres en bordure de village selon une procédure ritualisée qui dure une demi-journée et précède les semailles. Ces figurines de terre ne représentent pas stricto sensu un animal particulier – de fait, on peinerait à identifier celui dont il s’agit. Un homme les badigeonne du sang de petites poules que d’autres hommes viennent d’égorger. C’est l’Aserie Bonga. En santhali, aseri signifie semailles et bonga cérémonie religieuse.

En trois autres occasions de petits poulets sont ainsi égorgés et leur sang déposé sur les figurines de terre : pour le Magh (mois) Sim (parler) Bonga qui est suivi de discussions, le Baha (fleur) Bonga au cours duquel on offre des fleurs tout juste écloses, et le Mah Moré (après les moissons) où l’on dispose au sol des grains de riz de la nouvelle récolte.

Bien que ni les femmes ni les étrangers n’aient en principe le droit d’assister à l’Aserie Bonga, Sukla y était avec moi.

 

attentions gastronomiques

Delko Hansda dont le mari et l’une des filles participent aux répétitions (le premier comme musicien, la seconde comme comédienne danseuse) maintient au beau fixe les énergies du metteur en scène que je suis, me prodiguant discrètement, aux pauses et quelquefois au beau milieu d’une séance de travail, feuilles grillées, curry de bœuf, de porc ou de poisson et bière de riz.

 

bière de riz et méthanol de fleurs

Quelques mots sur la bière de riz. Celle-ci se déguste sous deux formes : l’une moins forte, d’une épaisse consistance blanche, l’autre plus concentrée en alcool mais davantage liquide, virant à l’ocre clair. En santhali, la première est appelée hâri et la seconde djar hâri ou tâng hârihâri désigne le récipient dans lequel le riz cuit mêlé aux levures a fermenté cinq jours, djar la passoire en terre cuite au-dessus de laquelle il est pressé pour en extraire le jus alcoolisé et tâng l’acte de verser le liquide pour le servir. En bengali, hâri est devenue hanria tandis que tâng hâri se dit rossi. Ros, du sanskrit rosa, se rapporte aussi bien au jus du fruit qui éclate dans la bouche qu’au flot qui s’échappe d’une cruche trop pleine, au ruissellement du lait, au suc, à la sève, à l’essence d’un parfum, à sa saveur, et de là, au plaisir esthétique.

Quelle que soit la langue à laquelle on recourt pour les nommer, il faut se garder d’être trop pressé : le riz qu’on aura d’abord légèrement grillé doit refroidir avant d’être bouilli. Une fois cuit, il doit refroidir à nouveau avant que n’y soient ajoutées les levures.

Mieux vaut éviter les fortes chaleurs et les grands froids : rossi (ou tâng hâri) et hunria (ou hâri) s’apprécieront mieux à l’automne ou au printemps. Le lieu de production a son importance également. Dans des villages du nord du Bengale, la bière, servie chaude, n’a ni la rondeur ni la force qu’a celle de Borotalpada. Chaque femme qui en prépare ici possède, outre son savoir-faire, son style et sa façon. Mon palais les reconnaît.

La fabrication de la bière est donc une affaire de femmes. Il est un autre breuvage qui celui-là est produit en famille, à tour de rôle. Il s’agit du distillé de fleurs macérées de mohoua madhuca longifolia en latin, illipe ou arbre à beurre en français. L’opération a lieu une à deux fois la semaine dans un quart des maisons. Et toujours, le feu sous l’alambic alimenté trop longtemps, l’eau pour le refroidissement nécessaire à la condensation apportée trop parcimonieusement, la constance de la chaleur finit par casser les molécules d’éthanol. Si la proportion de méthanol est quasi nulle au début, elle croît à mesure que l’extraction liquide s’égoutte et qu’augmente le nombre des bouteilles remplies.

Ce distillé au goût avoisinant la prune, Kajol Hansda en boit chaque matin : une habitude qui lui vaut de la part de son entourage des railleries qu’elle ne subirait pas si elle n’était ni femme, ni veuve. Née à Borotalpada, elle est revenue s’y installer avant la naissance de sa fille car son mari la battait (il est décédé peu après). Elle ne sait pas lire, elle ne sait pas écrire, mais elle sait reconnaître dans la jungle les racines et les herbes nécessaires à la préparation des levures pour la fermentation des alcools. C’est elle qui, après les avoir collectées, place ces racines et ces herbes dans une petite cavité creusée à même le sol pour, à l’aide d’un madrier de trois mètres et demi qu’elle fait pivoter, les marteler jusqu’à obtenir une pâte poudreuse et blanchâtre qu’elle rassemble en petites boules de la taille de l’ongle d’un pouce. Il en faut entre une douzaine et une quinzaine pour un kilo de riz.

 

observation d’une philosophe à la dérive

Réservée, sensible et accueillante, Kajol est une philosophe à la dérive ; d’autres diront une intellectuelle organique. Le 12 octobre 2008, elle assiste à la réunion de bilan avec les autres acteurs, danseurs et musiciens ayant participé, comme elle, au spectacle Monsoon Night Dream.

Nous étions dix-huit, plus une douzaine d’enfants. Nous répétions de 18 à 21 heures – quoique nous commencions presque tous les jours avec du retard car les sept comédiennes étaient tenues d’en avoir d’abord fini avec les préparatifs du dîner. La scène, un terre-plein entre la rue et la forêt, nous l’éclairions à l’aide de lampes torches électriques, de lampes-tempêtes au kérosène et de lampes à huile. Deux jeunes d’un autre village santhal en avaient la charge. La musique, percussions, cloche et chants, était jouée en direct, sauf pour la dernière séquence durant laquelle un enregistrement du Concerto pour flute en ré majeur de Vivaldi était diffusé.

Ni les télévisions ni les téléphones portables n’avaient alors cours à Borotalpada : nombreux étaient les villageois qui assistaient à nos séances. Et chaque matin, c’est ce que Kajol a observé, ils débattaient entre eux de ce dont ils avaient été les témoins la veille. Ces discussions étaient enjouées. Le désir de converser était tel qu’y compris celles et ceux qui ne s’adressaient plus la parole depuis des mois – voire des années – avaient recommencé à se parler. Kajol y voit la preuve que ce travail théâtral a été un bon travail : il a réactivé les relations entre voisins. Et davantage encore car, annoncées sur la radio santhal locale, les deux présentations dans le village ont été fort courues.

Il n’y avait pas d’histoire représentée, pas de message à déchiffrer. Il y allait d’une succession – parfois d’une superposition – d’actions étranges : une femme esquissait d’une voix fluette une mélodie santhal, des filles empaquetaient dans un tissu blanc long de huit mètres un homme qui n’arrêtait pas de parler, un paysan passait là avec sa vache, des pas de danse s’exécutaient à contre-jour et on ne les discernait donc qu’à peine, des enfants fixaient les spectateurs droit dans les yeux tout en reprenant des gestes que les adultes avaient exécutés une demi-heure plus tôt.

Les habitants de Borotalpada sont férus de deux sortes de spectacles, qui sont donnés dans la région en santhali, bengali ou en ouria. S’inspirant de la structure des drames britanniques, les Natok sont plutôt intimistes. Fort développés dans le Bengale rural, les Jatra tendent vers le mélodrame ; ils nécessitent un important déploiement technique (transbahuté de localité en localité par d’imposants camions multicolores). Natok et Jatra durent une bonne partie de la nuit : on y assiste en famille, on en revient à l’aube. Les commentaires que l’on formule ensuite portent sur le confort – ou l’inconfort – de l’aire où le public s’assoit et sur la modernité – ou la vétusté – des équipements son et lumière sur la scène. Chacun ayant suivi des yeux les mêmes péripéties et celles-ci ayant conduit à entendre les mêmes récits et à réfléchir aux mêmes thématiques, il n’y a rien de plus sur lequel discuter. 

Alors que face à notre proposition, chacun redevenait différent, davantage unique, en tout cas moins interchangeable avec un « semblable ». Quelque chose de ce qu’il ou elle regardait exaltait sa propre singularité. Voilà pourquoi les voisins argumentaient longuement : leurs expériences respectives étaient si distinctes qu’il devenait impérieux de les partager entre tous. C’est de cela dont Kajol, veuve et philosophe, a conscience.

 

dispositif d’activation du partage

Chaque famille possède et cultive des parcelles de terre dite « basse » : des lopins de rizière qu’inondent les pluies de mousson. Une fois l’an, il faut extraire le riz des épis fraichement cueillis. Exécutée par les seuls membres de la famille, l’opération prend plusieurs jours. Pour l’écourter et la rendre festive, les voisins sont conviés. Le travail est collectif, l’action de l’un dépendant des actions des autres. Il y a celles et ceux qui saisissent les bottes, celles et ceux qui les déplacent et celles et ceux qui les égrènent à la machine. Celles et ceux qui lancent les grains haut et celles et ceux qui les ventilent vite – chacun à l’aide de demi-paniers tressés. À trois, quatre, cinq reprises, on s’assoit ensemble pour boire moult hanria, prendre un en-cas ou déjeuner. C’est l’occasion de converser, de rire, d’inventer.

Le lendemain, la semaine ou le mois suivant, le jeu reprend, cette fois chez le voisin. En échange de la journée qu’il a précédemment accordée, on en consacre une à l’aider. Les durées réelles, deux ou huit heures, n’importent pas, non plus que la nature des taches à réaliser. Peu importe aussi le membre de la famille impliqué : hier c’est la voisine ou son mari qui est venu chez moi, aujourd’hui c’est ma fille ou mon beau-père qui se rend chez eux. Et, toujours, il y a à manger et à boire.

Voilà la dynamique, sauf à de très rares exceptions. Il peut arriver en effet qu’une famille n’invite personne à participer à l’égrenage. Comment expliquer ce choix ? Éviter la préparation de repas somptueux qu’il faudra servir à de nombreux convives ? L’obligation d’aller porter mains fortes à plusieurs de ses voisins ?

Raisonnons a contrario. Mettons que, le cadet étant au pensionnat et la belle-mère souffrant de rhumatisme, six personnes en tout sont disponibles à la maison : le père et la mère, leur fils et sa compagne, leur fille et son petit ami. Ces six personnes vont consacrer à l’accomplissement des tâches agricoles au moins quatre jours, au lieu d’un et demi ou de deux s’ils avaient choisi d’opérer collectivement. Bien sûr, si la mère (car c’est souvent elle qui en décide) avait convié, disons, six personnes du voisinage, il eut fallu leur offrir ensuite douze journées de travail. Reste qu’en ne les conviant pas, elle occupe six membres de sa maisonnée pour deux journées supplémentaires – autrement dit six fois deux, donc douze journées aussi. Certes, l’image de la famille n’entrant plus en jeu, ces derniers seront nourris plus sobrement voire plus chichement que ne les seraient les voisins, mais ce sont autant de savoureux festins perdus pour la suite. Bref, in fine, cela revient au même.

Aussi, plutôt que comme une transaction consistant en un sage échange de bons offices, il convient d’envisager l’égrenage collectif du riz comme un dispositif de partage. Celui-ci vise à la fois la mise en œuvre d’un partage et l’activation (ou la réactivation) du désir de partager. C’est un procédé pour, en partageant fréquemment, fréquenter l’acte du partage. Non pas « rend-moi ce service aujourd’hui en échange de quoi je te rendrai celui-là demain » mais « donnons-nous souvent les uns aux autres du temps et réjouissons-nous-en ».

 

vue du lac après les pluies

C’est durant le mois suivant la fin de la mousson que se baigner dans le lac de Borotalpada est le plus agréable. Le niveau de l’eau est suffisamment élevé pour y nager. Les nénuphars rose-violet regagnent en vigueur. Le paysage qui les enchâsse piaffe d’un vert légèrement foncé qui se marie bien avec le rouge ocré des chemins.

De même l’autre jour, alors que j’entreprenais à contre-cœur un voyage de trois heures en train local. Le wagon était relativement bondé. Faute d’espace disponible, je me retrouvais debout entre les bancs. En milieu de trajet, un travailleur journalier plus âgé d’une vingtaine d’années se lève et m’enjoint d’occuper sa place. Il avait été assis une heure et demi, c’était maintenant mon tour. Comme un paysage gorgé d’eau, lui aussi me donnait un espace sans rien attendre en retour.

 

morols

En santhali, on les appelle les morols. En français, on dira qu’ils sont les responsables coutumiers de Borotalpada. Désignés ou élus (les femmes en sont exclues), ils sont au nombre de cinq. L’un a pour tâche de maintenir à un haut niveau de fluidité les relations entre villageois. Il lui faut par exemple résoudre les problèmes d’alcoolisme, de violence domestique ou d’affaire extra-conjugale. Il incombe à un autre d’assister à tous les événements sociaux : mariages, cérémonies et célébrations. Sur cinq, ils sont ainsi deux à prendre soin des liens.

Comme son père auparavant, Motilal Hansda est de ceux-là. Un soir, à Calcutta, je reçois de lui un appel. La voix à l’autre bout du fil est celle de la mère de ses trois enfants. Falguni est en pleurs car, m’annonce-t-elle, le chien qu’avec Sukla nous avions baptisé Dulal number 2 vient de mourir. Pour incongrue que paraisse la conversation que nous avons, elle est le signe de nos liens.

 

décision surprenante et modalités architecturales

Au cours d’une assemblée de village, une surprenante décision est prise. C’est le 31 décembre 2010 et nous allons ériger un « Centre culturel » : un lieu où pourront avoir lieu ces activités que d’aucuns qualifiaient d’improbables ou d’inutiles et qui, telle la mise en scène réalisée ensemble puis présentée à Calcutta, explorent les possibilités qu’offre la pratique contemporaine des arts vivants. Il y a de la fébrilité dans l’air. Les femmes interviennent davantage que de coutume. On se lève pour parler, puis on se rassoit. Personne ne sait trop dans quoi nous nous lançons, ni pourquoi ou comment.

S’en suivent neuf mois de discussions inventives et de débats houleux au sortir desquels un terrain situé à l’extrémité orientale du village est attribué. Bordant la rue à l’angle du chemin qui mène au lac et bénéficiant de l’ombrage d’un banian tricentenaire, il appartient à Motilal et Falguni. C’est elle la première qui en a eu l’idée.

La construction débute une fois la saison des pluies terminée. Le 28 octobre 2011, le terrain est déblayé à la machette puis nettoyé à la pioche et au balai d’osier. Malgré le scepticisme de beaucoup (les Santhals ont leur propres pratiques religieuses), un prêtre hindou est convié. Tandis que Falguni répand sur le sol de l’eau consacrée dans laquelle trempe une branchette de manguier, de l’huile de moutarde et une fleur d’hibiscus au fuchsia éclatant, le célébrant prononce des mots en sanskrit dont la signification échappe à la majorité d’entre nous. Muni du stylo bille que je lui tends, il note dans son cahier les âges approximatifs, noms, lieux de naissance de Motilal et de ses ancêtres. Après des calculs astrologiques qui semblent l’entrainer à d’intenses réflexions, il nous indique l’orientation propice afin que le bâtiment – qui coupe la route aux hordes d’éléphants en transit chaque hiver – perdure au moins quatre-vingt-huit ans (dixit). Un ingénieur éclaire nos doutes : avec la façade au Sud, les vents traversants rafraichiront les pièces. À l’aide de cordeaux et de paille brulée d’abord, à la bêche ensuite, on inscrit dans la terre l’emplacement des fondations.

Tandis que s’étendent les lignes à ras du sol et la trace des cendres jetées, un minutieux réexamen architectural commence : il faut rapprocher l’angle Nord-Ouest du banian, dit quelqu’un, séparer davantage le mur côté Est du nid de bambous, ajoute son comparse, laisser davantage d’espace pour la véranda, précise une troisième. J’avais plus d’une fois exhibé le croquis schématique griffonné sur une feuille de mon petit carnet mais personne n’y avait rien objecté, excepté Girish, bachelier venu d’un village santhal de la région pour m’assister et propriétaire du stylo que nous avions prêté au célébrant.

Et je n’avais rien inventé. Les matériaux étaient ceux utilisés traditionnellement dans le village. Les dimensions des pièces s’inspiraient de celles de la chambre qu’avec Sukla nous occupions dans la belle demeure dont Kalicharam et Mado Hembrom venaient d’achever la construction. C’est en les interrogeant eux que j’ai découvert que le problème de mon croquis n’était pas sa piètre facture mais son inutilité : personne n’en savait l’usage. Car, pour décider de l’agencement du bâti, Kalicharam et Mado ne s’étaient rien représenté, ni mentalement, ni sur le papier. S’ils avaient abondamment discuté, et parfois jusqu’à se disputer, c’était toujours au sujet des fonctions différenciées qu’il ou elle entendait attribuer aux espaces. C’est à partir de désirs que leur maison avait pris forme. S’ils voulaient être en mesure d’accueillir les amis de leurs trois enfants (un fils et deux filles, l’une au collège, l’autre au lycée et l’ainée en licence d’histoire) alors il leur fallait une pièce plus vaste sans mur intercalé.

Avec Sukla et Girish, nous avions nous aussi choisi de nous écarter sur un point de la tradition santhal. Afin que le vent venant des portes puisse s’y engouffrer à son aise, nous voulions, leur faisant face, des fenêtres d’une largeur trois fois supérieure aux coutumes. Cette « grande nouveauté » suscite curiosité et intérêt.

Une dizaine de familles prêtent leurs bras et leur savoir-faire. Elles apportent aussi la terre et l’eau nécessaire, quelquefois le bambou. Grâce à des dons, nous achetons le reste du matériel, principalement le bois et la paille de riz pour le toit. Chacun y met le temps qu’il peut. Certains y consacrent plusieurs mois et d’autres quelques jours. Nous le savons : le tout prendra deux à trois années.

 

enquête maison par maison

J’y tenais. Girish et Falguni étaient réticents. J’avais insisté. Rejoints par Somasree Basu, une étudiante de Calcutta qui s’est portée volontaire, nous menons tous les quatre une enquête maison par maison, en commençant par le quartier du village le plus éloigné du terrain où nous construisons. La question que nous posons est la suivante : « si le centre culturel voit le jour – comme il en a été décidé lors de l’assemblée villageoise de décembre dernier – que veux-tu, toi, qu’il s’y passe ? » Souvent filles et femmes déclarent leur passion pour la peinture sur mur (un mélange de terre blanche, de bouse et de paille brulée appliqué par gestes circulaires à la main ou au torchon sur des surfaces en torchis) tandis que les plus anciens s’inquiètent que les danses saisonnières ne soient plus exécutées avec l’exigence chorégraphique et la rigueur calendaire d’autrefois. Tout âge confondu, on nous confie vouloir découvrir d’autres manières pour les corps de bouger. On précise : exécutées par des danseurs vivant dans d’autres contrées. La curiosité à l’endroit de l’autretéonno [autres] jinish » et « notoun [nouvelles] jinish » en bengali, c’est-à-dire « des choses jamais vues ») concerne aussi les manières de cultiver, de bâtir, de peindre, de dessiner, de composer et prononcer des phrases, d’être présent sur une scène, ainsi que les outils pour les arts, en vidéo, en photographie ou en son. Multiples, les réponses manifestent et la volonté de faire vivre des singularités et l’envie d’en savoir plus sur les pratiques en cours ailleurs. D’un même élan, le désir d’approfondir une unicité et celui d’enrichir celle-là de la diversité des mondes – l’un nourrissant l’autre dans un vivant va-et-vient.

S’affirme également chez certains, jeunes et moins jeunes, la disposition à participer à des aventures requérant de voyager, de s’ex-poser au-dehors. S’il y a besoin d’un lieu collectif à soi pour y recevoir des autres, il y a besoin également des lieux collectifs des autres pour y être reçu soi.

 

petit autocar sous ligne électrique défectueuse

L’hiver a presque fini. Nous avons remisé pull et chandail. Personne ne s’enroule plus dans une couverture synthétique : une chemisette, une blouse ou une tunique suffisent. Dans quelques minutes, la nuit va tomber. Le long de la piste qui serpente sous la ligne électrique défectueuse, un petit autocar blanc et bleu s’est engagé. Nous sommes le 25 février 2012 et le public de la ville se rend pour la première fois à Borotalpada. Car c’est la première fois qu’y est organisée une Nuit du théâtre. La décision de reprendre ce festival international que j’avais lancé à Mexico, nous l’avions votée quelques mois plus tôt. Ce sera la cinquième édition. Le groupe électrogène que nous louons pour l’occasion a été installé le matin.

 

distribution des différences lorsque la bière tourne à l’aigre

La semaine passée, les responsables du village ont fait montre d’une belle inventivité dans leur manière d’aborder la diversité. La bière de riz tournait à l’aigre. Cela survient si le riz n’a pas assez refroidi avant qu’on y joigne racines et plantes : une femme trop pressée un matin servira sans doute, cinq jours plus tard, une boisson amère. Ce n’est pas la fin du monde. Par contre, si dans tout le village la bière tourne à l’aigre, il y va là de mauvaises augures qu’il faut contrecarrer au plus vite. Aussi les morols ont-ils décrété qu’à partir du surlendemain, il serait interdit d’utiliser huile, savon, shampooing et dentifrice, de manger viandes ou poissons, de cuisiner avec épices, ails ou oignons. L’abstinence courrait sur trois jours – renouvelable si aucune amélioration n’était constatée. Mais nos invités sont là (un metteur en scène mexicain, un sociologue français, un chanteur lyrique indien), les répétitions doivent suivre leurs cours.

Lorsque Motilal annonce la mesure sur le point d’être prise, nous sommes plusieurs à suggérer de répartir les singularités dans l’espace. Falguni rit. Motilal écoute, soucieux de ne priver personne de la possibilité de se laver l’après-midi et de se détendre avec un verre le soir, mais n’émet pas d’avis. C’est le lendemain, au cours du repas, que, rassuré et heureux, ils nous informe que les morols ont décidé de reporter la mise en œuvre – c’est-à-dire de distribuer non pas dans l’espace mais dans le temps deux manières différentes d’être ensemble : avec savon, huile, etc. jusqu’à notre départ, une fois conclu notre festival nocturne, puis ensuite sans savon, huile, etc. Les deux dynamiques trouvent ainsi où se mettre en place, non pas dans des espaces distants mais dans des temps distincts. Je dois reconnaître que je suis époustouflé.

 

dissonances au bord de l’eau

Le spectacle s’intitule Guignol’s Doldol » désigne en bengali une équipe). Il débute lorsque la lumière cesse d’éblouir l’assistance désorientée et que cette dernière se découvre assise en bordure d’un lac dans l’eau boueuse duquel un chanteur lyrique entonne, tout en s’ébrouant incongrûment, Panis Angelicus de César Franck. Sur le rivage, une jeune Santhal vêtue de bleu, de noir, de rouge foncé et d’ocre pâle s’adresse au public en souriant. Les phrases sont prononcées en bengali (je les avais écrites en français quinze ans plus tôt et Sukla les a traduites) :

Dans le noir, ne pensez pas sans arrêter de faire à penser pour vos enfants que vos enfants, seuls vos enfants sont vos enfants. Sinon tout irait de mal en pis et ce serait tant pis pour vous. Ne mourez pas ce soir. Vous pourriez perdre vos dents, et ce serait tant pis pour vous. Ne partez pas sans me dire pourquoi vous restiez.

Le dispositif est dissonant. Si Surojmoni Hansda est petite, fluette et gracieuse, Arjobir Aniruddha, lui, est de corpulence imposante et ses gestes de citadin sont souvent patauds. La partition chantée adoucit le contraste mais pas l’agencement étrange de mots. Si ces derniers, pris séparément, sont compréhensibles, la manière qu’ils ont de s’enchaîner interroge et oblige à penser. Il fallait tenir ensemble des corps ; maintenant, il faut tenir ensemble des mots.

 

rite d’accueil

Pour ceux qui choisissent de se rendre à Borotalpada, le voyage depuis Calcutta est long. Il y a le train, puis le bus. Reste ensuite à marcher. Une fois à bon port, avant qu’ils ne s’assoient sur des bâches aux côtés du public aborigène désireux comme eux de découvrir les spectacles programmés, une délégation de femmes du village entraîne les citadins vers des lits de cordes tressées. Avec des gestes s’ils ne comprennent pas la langue, elles leurs enjoignent d’y prendre place et de se déchausser. Elles lavent leurs pieds à l’eau claire, les sèchent d’une serviette, les enduisent d’huile, font glisser derrière leurs épaules et leur nuque grains de riz puis feuilles de manguier. Enfin, elles s’inclinent jusqu’à terre pour saluer : le geste à esquisser en réponse dépendra de la différence d’âge qui sépare la personne saluée de celle qui la salue. C’est tout cela qui compose l’Atang Daram, la manière santhal d’accueillir. Dans ma famille en France, lorsque des invités entrent, on leur serre la main ou on les embrasse sur les deux joues, on les convie à s’assoir et on partage avec eux une boisson alcoolisée agrémentée de foie gras ou de tapenade que l’on a déposé sur de fines tranches de pain complet légèrement grillé.

À Borotalpada parfois, un spectateur de la ville s’offusque tant du dispositif qu’il refuse d’y prendre part. Il explique que ce n’est pas respecter la femme qui s’y apprête que de la laisser lui laver les pieds. La justification en est invariablement celle-là : il y va de l’égalité entre humains. Mon expérience m’a appris qu’il s’agit en réalité du contraire. S’ériger en décideur de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas en termes de manières d’accueillir, c’est se poser soi comme autorité supérieure. Et il y va d’un non-dit que je formule ainsi : « comment une personne placée si bas dans l’échelle des castes prendrait, et à pleines mains, mes pieds à moi qui me situe si haut ! » En Inde, le système des castes est un appareillage mental d’autant plus pernicieux qu’il est multi-directionnel et que son recours est généralisé. Ils sont peu ceux capables d’envisager leur entourage sans en passer par ce prisme.

Mais il est des cas, malgré tout nombreux, où la personne est si bouleversée par cette surprenante façon que l’on a de lui dire « tu es la bienvenue » qu’elle s’essaie à une réponse, empruntant en partie à sa propre culture, inventant en partie des gestes dans l’instant. Ces impromptus sont d’une sidérante beauté : les visages de l’accueillante et de l’accueillie sont rivés au sol, comme si leurs regards contemplaient la profondeur d’un entre-deux, un espace qu’elles ne cherchent pas à combler mais à habiter, ensemble. Lorsqu’un spectateur est pleinement présent au moment présent, le présent s’ouvre à lui comme un présent.

 

visage en sourire-soleil

Le 16 février 2014, au lendemain de la septième Nuit du théâtre, croisant Kajol dans la rue, je lui demande si les spectacles de cette année lui ont paru réussis. Elle ne me répond pas avec des mots. Elle est fatiguée ; comme nous tous, elle a peu dormi. Mais son visage s’illumine et elle oscille de la tête. C’est sa réponse à ma question : le rayonnement mouvant d’un sourire-soleil.

 

réponse à une journaliste

La veille, tard dans la nuit, Mohua Das interviewait Chumki Hansda. La première est reporter au journal anglophone The Telegraph, la seconde est âgée d’une trentaine d’années et vit à Borotalpada depuis son mariage. Le reportage parut le 9 mars. Je me suis rendu compte en le lisant que les questions posées dénotaient un autre de ces a priori fort répandus : si une paysanne aborigène entre en relation avec des artistes étrangers, c’est dans le but ou bien de gagner de l’argent ou bien d’acquérir suffisamment de « compétences » pour mettre sur pieds une « micro-entreprise » qui in fine rapportera de l’argent. Sans cela, semblait croire la journaliste, un engagement intense dans le théâtre et la danse d’aujourd’hui n’avait aucune raison d’être.

Chumki ne s’est cependant pas laissée impressionnée. Du haut de sa belle humanité, elle a calmement répondu que si elle en était partie prenante, c’est parce que l’aventure lui procurait une grande joie. De nature amicale et artiste, les relations inouïes dont elle était l’un des termes n’étaient pas rabattables sur l’axe du ceci vaut pour cela de l’échange capitaliste. Ce qui émanait d’elles et leur donnait leur importance et leur sens, c’était un prégnant sentiment d’allégresse. Éprouver de la joie, c’est augmenter sa puissance de vivre, défendait Spinoza.

Sans doute, Mohua Das en avait l’intuition, elle qui écrit du spectacle que nous présentions : « imaginatif et sauvage, il me déroutait, me bouleversait, me poussait hors de mes propres limites : un paysage rural et nocturne était transformé en une surprenante scène tout occupée à mettre mes sens à vif ».

 

pas de théâtre pour la mariée

La fraîcheur s’en est allée. La fin d’après-midi est chaude. De longues et fines bandes oranges violacées strient le ciel. Rani Soren avance doucement, retire ses pieds des margelles d’eau grise, par endroits brune ou bleutée, pour les en rapprocher aussitôt d’une secousse hâtive des chevilles qui modifie par touches légères mais constantes tant les circonvolutions du liquide que les surplis du tissu.

Elle nous rejoint enfin. Sirène malgré elle, Rani n’a pourtant plus ni le rire relâché ni les manières de confiance féroce qu’elle arborait tels des trophées lors des répétitions à Borotalpada puis de la tournée à Calcutta. Fini le théâtre. Elle a cessé d’être celle-là. Endimanchée avec grâce, elle porte un sari de jeune mariée : pour ne point provoquer l’ire des anciens ou les médisances de son clan, elle s’est laissée enlever par un garçon qui lui plaisait.

Venue rendre visite à ses parents, elle nous regarde à la dérobée, faisant mine de poser les yeux à côté, décalés de leur cible, que celle-ci soit le visage de Sukla ou le mien. À ses cheveux sont suspendus trois lignes de petites fleurs albugineuses et ambres qui – sac sac sac – oscillent par à- coups. Entre ses orteils, craque le sable argileux.

 

l’horaire du feuilleton

Nous répétons de 9 h 30 à 13 heures. Puis c’est le bain dans le lac, suivi du déjeuner. Je dors ensuite un peu afin d’être d’attaque pour la répétition du soir qui débute à 16 h 30 et termine à 21 heures.

Alors qu’auparavant l’horaire nocturne faisait grincer quelques dents en ce qu’il obligeait à veiller tard celle qui, cette session-là, avait à charge de préparer à diner pour toute l’équipe (tantôt Mado, tantôt Falguni, tantôt Delko, tantôt Chumki, tantôt Kajol), c’est maintenant à nous de ne pas conclure le travail trop tôt. Plusieurs sont les cuisinières à regarder le feuilleton du soir. En effet, dans trois maisons, il y a maintenant une télévision.

 

à la recherche d’une troisième saveur

Devant la fumée d’un feu de feuilles séchées que par intermittence elle asperge d’eau, Dhany, fille de Falguni et Motilal, est assise, le visage tourné vers le public. Je repose la tête sur ses genoux. Elle approche le micro de ses lèvres, et, d’une voix posée, tandis qu’une traduction en anglais est projetée au sol, égrène en santhali les questions suivantes :

T’est-il arrivé de voir cet énorme cochon noir qui conduisait une moto rutilante tout en feuilletant un manuel scolaire périmé ? Quand tu avais deux ans, pensais-tu déjà à te marier ? As-tu entraperçu le paquebot qui sombrait dans le lac de Borotalpada le jour où Kajol discutait en français avec Jean-Frédéric ? Que préfères- tu : manger du bœuf ou te manger toi ? Un chien est-il capable de grimper le long d’une tige de riz ? Est-ce que, vraiment, tu as l’intention de continuer à vivre ?

J’ai élaboré une partie de ces questions, celles qu’on dirait « existentielles », et Dhany l’autre partie, composée d’interrogations qu’on dirait « absurdes ». Nous les avons traduites et retraduites ensemble, du bengali au santhali et du santhali au bengali, aiguisant dans le passage d’une langue à une autre les formulations, assurant par alternances et variations leur diversité et la dimension énigmatique de l’enchaînement. L’éclatement des points de vue, la dérangeante incongruité de l’assemblage assureraient, je l’espérais, une pluralité des écoutes.

Le spectacle s’intitule Essay on Seasonal Variation in Santhal Society. J’ai proposé à Surojmoni de le co-mettre en scène avec moi. J’avais remarqué son engagement, son sérieux, la force de ses propositions artistiques au cours de la longue préparation du spectacle précédent. Il s’agissait maintenant pour elle de faire un pas de plus. Inquiète et soucieuse, elle y a réfléchi deux jours puis, d’un ton ferme, a donné son accord. Depuis son intervention remarquée dans Guignol’s Dol, Sukla et moi l’avons invitée à plusieurs reprises à Calcutta où elle a eu l’occasion de visionner des captations vidéos d’œuvres présentées en Avignon ou dans des centres culturels européens. Sa préférence va aux chorégraphies du français Frank Micheletti. Les mises en scène de l’italien Romeo Castellucci sont, elle en convient, d’excellente facture mais trop empreintes de noirceur et de tristesse à son goût.

Lorsque débute le travail sur un nouveau dispositif, nous nous efforçons de ne pas penser. L’un ou l’autre propose éventuellement quelques éléments (le lieu du spectacle par exemple) et quelques idées, mais elles sont maigres car vagues ou ponctuelles. Jamais nous ne convoquons une « grande pensée » que nous nous attacherions à affirmer en la déployant. Nous faisons le pari que l’activité de penser incombera aux spectateurs. Cette fois cependant l’équipe a décidé que ce dont nous offrons un premier filage public le 12 mars 2016 se devait d’être un spectacle pour Kajol et Chumki. Et même, son titre étant un peu long, nous en parlons entre nous comme du spectacle de Chumki et Kajol. Toutes deux sont mortes récemment. La première s’est suicidée, la seconde s’est sans doute trop alcoolisée. Elles nous manquent beaucoup.

Au cours des premiers jours de répétitions, nous avançons avec aisance. Des garçons de différentes tailles avalent des nouilles chinoises, des filles munies de lunettes de soleil aux montants colorés se glissent derrière eux, effleurent de la main leur dos, saisissent la lourde table en bois et l’évacuent afin que deux autres, l’une petite, l’autre grand, aient la place de danser. Soudain, ces derniers se ruent vers l’arrière de la plateforme de terre, et en quelques bonds, tous, un par un, dans un nuage de poussière, la traversent en courant.

Arrivés là, nous peinons un peu : quelles actions réaliser après ces courses réitérées ? Avec ma jeune collègue, nous procédons par élimination, décidant finalement de poursuivre le spectacle du côté des arbres. Surojmoni suggère d’utiliser le petit récipient qu’elle aperçoit caché entre deux racines. J’essaie en y mettant de l’eau. Un autre membre de l’équipe reproduit mes mouvements. Nous comparons : sa présence apporte une consistance dont la mienne est dépourvue. Je propose l’ajout d’une cigarette. N’y voyant aucun intérêt, Surojmoni tend un tissu en coton. Quelque chose a lieu, à la condition de ne s’en frictionner les cheveux que d’une seule main. Avec deux, une symétrie peu convaincante s’installe : elle retire force et étrangeté au geste. (La symétrie, c’est une répétition qui fait contour, qui, par exemple, se limite à deux. Or ce que nous cherchons, ce sont des puissances déchaînées.)

La structure de la séquence s’ébauche ainsi, par l’introduction de légères variations. Un jeune homme se verse de l’eau sur la tête. Une fillette s’approche. Le bras tendu, elle sautille pour attraper la cruche, en vain. Un second garçon entre en scène et soulève de ses bras la petite qui parvient ainsi à saisir le récipient et à en verser le contenu de plus haut. De la sorte le mouvement se prolonge et diverge à nouveau. L’autre terme amené maintient actif le rapport à l’intérieur de la série et travaille à ce que cette dernière se transforme en une autre. Lorsqu’une quatrième comparse (Surojmoni) se glisse derrière les trois autres pour poser la serviette sur les épaules du premier, voici la série précédente des mains glissant sur un corps qui reprend son cours.

Ensuite, il y va presque d’une évidence : retour sur la plateforme de terre rouge où un garçon se remet à manger tandis que l’image vidéo de Chumki dansant s’estompe et qu’apparaît sur l’écran la phrase : She hanged herself !!

Le critère de nos choix est empirique. Bien que nous sentions que les éléments que nous retenons n’ont apparemment rien à voir entre eux, nous sentons « quelque chose » en les regardant réunis – un « quelque chose » de radical et de prégnant qui semble surgir de leur assemblage. Dépareillés, ces éléments vont si bien ensemble qu’on en éprouve une tendresse irrationnelle.

Ici, il faut parler de « et » car c’est d’un « et » que « quelque chose » naît. On dira qu’il y a des jeunes qui se nourrissent de nouilles chinoises et la vidéo de Chumki qui danse, ou plus tard, de la fumée et les questions étranges que pose Dhany en santhali. Ce « et » liant entre eux des éléments différents ne va pas sans rappeler celui qui surgit lorsqu’à Borotalpada, j’invite un ami à goûter de la pulpe de noix de coco fraîche et de la bière de riz concentrée. Quand, après avoir mâché un peu de noix de coco, mon invité boit une gorgée de rossi, trois choses surviennent dans sa bouche : il apprécie le goût du fruit, ensuite l’arôme amer de la boisson fermentée, puis il découvre une troisième saveur, surprenante, inédite, qui se dresse au milieu de son palais. C’est un parfum prégnant et doux, comme un relent de petite noix. Cette troisième saveur est le produit de la rencontre entre le goût et l’arôme. Si elle n’a rien à voir ni avec la chaleur de l’une ni avec l’amertume de l’autre, elle est pourtant la résultante de leur entrecroisement et elle cohabite avec elles. Seule peut-être sa présence, parce qu’évanescente, est d’un ordre distinct, attisant par là notre désir de différences, notre envie de distances. Voilà en tout cas, ce « quelque chose » de radical et de prégnant qu’avec Surojmoni nous traquons en répétitions.

Si c’est une opération mécanique ou empirique, c’est aussi une opération où les rapports sont élevés à l’intuition. Nous sélectionnons et singularisons des éléments divers, nous mesurons intuitivement les différences entre tel d’entre eux et tel autre, nous cherchons à entrapercevoir si leur mise en rapport entraînera ce mouvement intérieur que j’appelle « troisième saveur ».

 

l’arbre qui pleure

Pour Dubai Hembrom, la saveur tierce a surgi de la rencontre entre un filet d’eau et l’écorce d’un arbre. Non qu’il les eut ingurgités mais parce qu’il s’est réjoui de voir l’un glisser sur l’autre. C’était dans la dernière partie d’Au début du printemps la guerre était finie que nous présentions aux abords du village trois semaines avant que ne débute le confinement. Malgré la relative difficulté qu’il a à se déplacer (l’une de ses jambes étant abîmée), ce paysan santhal demeure depuis 2008 un spectateur fidèle et enthousiaste. En 2019, il avait assisté de loin à plusieurs répétitions de notre nouveau spectacle. Et maintenant il l’a découvert dans son intégralité.

Il est presque minuit, nous allons tous deux nous rendre au dîner et retrouver les quatre cent convives de la douzième Nuit du théâtre : spectateurs des villes et des campagnes, artistes d’ici et d’ailleurs, enfants endormis. Mais pour l’heure, nous conversons. Dubai me confie que sa préférence va à la séquence où de l’eau s’écoulait le long du tronc d’un mohoua partiellement éclairé (un acteur, dissimulé plus haut parmi les branches, la versait lentement et un microphone amplifiait l’éclat des gouttelettes sur le sol). C’est la combinaison de ces deux éléments disparates par lui présentifiés qui l’a ému. Il m’en parle avec un mélange de fébrilité et de bonheur, « qu’elle est belle la scène de l’arbre qui pleure ! », s’exclame-t-il.

 

spectacles cum situ

Ce 7 mars 2020, Falguni, Mado, Delko et Parboti, fille de Kajol s’approchent des arbres partie prenante d’Au début du printemps la guerre était finie. Elles versent à leur pied de la liqueur de mohoua. La nuit, ceux-ci préfèrent la tranquillité, et nous sommes sur le point de beaucoup les solliciter. Il importe à Sukla, qui produit le spectacle, de les informer que nous en avons connaissance et que nous entendons les traiter avec bienveillance.

C’est que les dispositifs que nous élaborons ensemble ne sont pas des propositions in situ mais cum situ. Ils consistent non pas à s’installer dans un décor qu’on dirait « naturel » et donc inerte (comme on dit « nature morte ») mais à tisser des « et » avec un environnement actif que nous choisissons pour partenaire, à composer avec les présences humaines et les présences non-humaines qui caractérisent celui-ci, le transforment, l’habitent. Comme un hommage adressé, une révérence marquée de l’œuvre envers les éléments qui la composent et lui donnent vie.

Dans Cooking Stone, le spectacle qui précédait ce soir-là Au début du printemps, ce qui a ému Dubaï, c’est un danseur traversant la carrière de pierrailles, de bout en bout, à toute vitesse et en poussant une brouette. Autrement dit, pour notre spectateur, un arbre est un agent actif au même titre qu’un danseur, un fillet d’eau qu’une brouette. Il n’y a pas nécessité de distinguer entre une « nature » d’un côté, des objets inanimés d’un autre et, enfin, des humains.

C’est pour cela que je tiens au terme d’« élément » car, grâce à lui, on a loisir d’envisager – sans produire de rupture ontologique – aussi bien deux danseurs exécutant avec minutie des mouvements de mains, jambes et têtes qu’une fille tombant brusquement des bras d’un garçon, ou que douze villageoises debout en quinconce ou qu’un groupe d’amis venus du bourg voisin assister au spectacle, une ramure frémissant parce que le vent s’est levé, une bande-son mêlant à des accords de guitare le brusque craquèlement des feuilles sous les pieds, un film plastique encadré de bambou à la surface duquel, en transparence, sont projetés des visages. Tous sont des éléments parmi d’autres éléments, agissant eux aussi, et entrant eux aussi dans le jeu combinatoire, avec ni plus ni moins d’importance que les autres.

 

suppression d’une différence

Ces spectacles étaient les quatrième et cinquième moments de la Nuit. Après Au début du printemps, nous étions censés présenter un dispositif en triptyque. Nous l’avions longuement « essayé » la veille au soir, au cours de la répétition générale. Il nous plaisait.

Première station. Falguni et Mado enduisent de terre blanche les franges médianes et inférieures du mur Nord du Centre culturel, tandis que Delko, Parboti et Panmoni Hansda, assises sur un banc, chantent en santhali, et que le dramaturge mexicain Antonio Zuñiga, perché sur un autre banc, trace à la craie le long du haut de la paroi le poème qu’il a composé pour l’occasion et que Sukla a traduit en bengali. Le mur étant long d’une douzaine de mètres, le chant s’interrompt de temps en temps tandis que l’une ou l’autre peintre aide le poète à déplacer le meuble de bois d’une cinquantaine de centimètres. Cela accompli, peinture, écriture et chant reprennent.

Deuxième station. Dans une salle ouverte côté Est, est projetée une vidéo-danse composée pour partie de la version cinématographique de Cooking Stone et pour partie de celle d’Au début du printemps. J’ai réalisé les prises de vue en noir et blanc. De la paille de riz est disposée au sol qu’une raie de lumière nimbe au trois quarts. Parfois, au gré des variations de l’une et de l’autre, la bande-son du film se mêle au chant des femmes. Et, dès lors qu’à travers une fenêtre du mur Nord on entraperçoit des fragments des images, on vient voir.

Troisième station. Plus à gauche quand on regarde la boucle vidéo et comme suspendus du ciel, on découvre des assemblages de centaines de petites tranches de bambou enfilées sur des cordelettes de paille de riz tressée. Conçue par Salkhan Hansda (membre de l’équipe depuis 2012 et maintenant âgé de vingt ans), l’installation a été construite par son petit frère, Jiten. Si l’on s’approche, les sons du film s’estompent, tandis que le volume d’une nouvelle composition s’intensifie.

Cette œuvre-là a été préparée par Sukul Hansda (le fils de Delko, âgé lui de vingt-et-un ans) depuis Borotalpada et par le musicien Andrés Solis depuis Mexico. On l’écoute pendant qu’on scrute avec attention l’accrochage et l’obscurité qui l’entoure, que l’on devine derrière, plus loin, les draperies des branches enchevêtrées. Ensuite, on s’éloigne un peu, pour embrasser l’ensemble. On est du côté Sud, sur l’esplanade du Centre. Puis on revient au film ou au poème dont on veut lire les lignes tracées depuis, etc. et ad libitum.

C’est ce qu’à plusieurs nous avons fait le vendredi, nous confirmant les uns aux autres que chaque station avait d’autant plus de pertinence qu’il s’agissait de circuler entre les trois. Arrivé un jour plus tôt, Friso Maecker, directeur de l’Institut Goethe de Calcutta, était aussi de cet avis. Mais voilà, le lendemain, à cause d’un adaptateur VGA défectueux, le film ne peux être projeté. La déambulation s’en trouve brouillée, voire empêchée. Le public s’ennuie à regarder le poète tracer lentement les mots en bengali. Quatre villageoises notent que l’interprétation des chants santhals durant quarante-cinq minutes manque par moments de tenue. Désœuvrés, certains s’assoient du côté de l’esplanade, sans prendre trop garde ni à l’installation d’art, ni à la composition sonore qui l’accompagne. La suppression d’une différence affadit celles qui demeurent.

Après le dîner, comme de coutume nous dansons avec nos spectateurs. Mais c’est avec moins de joie que les précédentes fois.

 

vacarme du climat

Les portes à double battants au bois bruni par le temps ne tiennent fermées que lorsqu’un minuscule anneau de fer relié à une chainette enserre le clou enfoncé dans le linteau supérieur. Le double battant côté droit est moins incliné que celui côté gauche. 

L’anneau glisse, les battants pivotent sans que parvienne aux oreilles ni craquement ni grincement. Le vent pousse avec force des paquets de grêle sur le bas couvert de la véranda jusque par-dessus le toit de tôle ondulée. C’est ce vacarme-là qui frappe tandis que depuis la chambre nous contemplons, ébahis, réconfortés par la protection qu’offrent les murs de torchis rouges et granuleux, les giboulées drues s’abattre dans la cour, fondre en touchant terre pour devenir ici presqu’un étang là comme un torrent à la surface desquels d’autres boulettes de glace grasse et blanche dessinent en s’écrasant des séries de cercles concentriques qui vont grandissant, meurent et renaissent. 

Avant que le soir ne tombe, le ciel s’éclaire, les précipitations cessent. C’en est fini de la tempête. Alentour, un gigantesque silence. Bâillonné, muet, comme au sortir d’un envoûtement, le paysage assagi s’est métamorphosé en une nouveauté inavouée. Des sentes, des terres-pleins, entre les bosquets d’arbres et les nids de bambou qui les bordent, à moins d’un mètre des sols enneigés, des racines capelinées d’albâtre, une brume dense et plate se forme. Sans changer en épaisseur, elle gagne en hauteur, à mesure que la chaleur d’en bas prend le dessus et accentue les fontes et l’évaporation. Des rigoles se dessinent, des ruisseaux prennent position, étoffent leur débit. S’écoulant vers le lac, ils bruissent, ils réveillent la campagne tétanisée.

Les pieds dans l’eau froide, Sukla enregistre les sons. Je filme vite, tant que la lumière n’a pas tout-à-fait décliné. Nous croisons Sukul, et, plus loin hors du village, son père, Kanaï. Comme nous, recueillis et hypnotisés, bouleversés par le bouleversement, ils marchent dans la gadoue, explorent avec effroi la féérie, jettent de tous côtés des regards absorbés, se repaissent les yeux de cette poésie que jamais ils n’ont vue. 

La fascination éprouvée n’atténue en rien la portée de ce dont nous sommes les témoins : le réel est d’autant plus réel qu’on en fait l’expérience en chair-et-en-os. Les trombes gelées qui s’abattaient sont une mise en forme du climat détraqué ; nos oreilles ont perçu les cris d’un effondrement.

C’est l’été dans deux mois mais il n’y aura pas de fruits. À peine écloses, les fleurs des manguiers aux houppiers défeuillés ont souffert la mitraille des grêlons. Leurs pétales surnagent, ébranlés, charriés par des courants fangeux qui les emporteront trop loin des terres gastes.

 

l’illipe solitaire

À égale distance de la maison des parents de Rani et du flanc occidental du lac, se dresse un mohoua. Ou plutôt le mohoua (ou l’illipe ou l’illipé ou l’arbre à beurre), car il n’y a presque plus que lui. À une petite centaine de mètres au sud, il y en a bien un autre, non loin de l’eau et moins touffu, plus sur la gauche un troisième, moins haut, et esseulé comme ses comparses. 

Des arbres, il y en avait avant, partout autour du village : ils étaient des milliers, ils étaient grands. Avant, c’était il y a 50 ans, quand Motilal était enfant. Des figuiers indiens (ou figuiers à grappes, dumur gach en bengali, ficus racemosa en latin), des figuiers des pagodes (ou figuiers religieux, oshottho gach en bengali, ficus religiosa en latin), des quenettiers roses (kusum gach en bengali, schleichera oleosa en latin), des margousiers (ou nimiers, nim gach en bengali, azadirachta indica en latin), des pois chiches (ou pois chichiers, cholla gach en bengali, cicer arietinum en latin), des kapokiers rouges (ou fromagers rouges ou arbres à coton soyeux, simul gach en bengali, bombax ceiba en latin), des dammars de l’Inde (ou sals, sal gach en bengali, shorea robusta en latin),des ébéniers de Coromandel (ou ébéniers des Indes, tiril en santhali, diospyros melanoxylon en latin), des palmiers à vin (ou palmiers de Palmyre ou palmiers à sucre ou palmiers rôniers, tal gach en bengali, borassus flabellifer en latin), des palmiers dattiers, des manguiers, des banians et des bambous.

Et puis, il a fallu chaque année reconstruire le pont de bois qui, à dix kilomètres de là, traverse le fleuve. Les piliers qui le soutenaient s’en allaient dès les premières remontées des eaux de mousson. (Le barrage en amont y est sans doute pour quelque chose.) Toujours est-il que, dans un rayon de cinquante kilomètres, les jungles se sont éclaircies et nombre d’entre elles ont disparu. À présent, la massive structure qui enjambe les flots est toute de béton.

Imposant avec sa circonférence de cinq ou peut-être six mètres, majestueux avec sa ramure ample et ses tentacules biscornues, tendre, presque doux avec sa silhouette de fée aux bras emmêlés, mystérieux comme un sage immense, triste comme un monument au déclin du vivant, l’illipe trône solitaire, abandonné. Sauf après la floraison, lorsque cochons et chèvres dévorent ses fruits. Personne à Borotalpada ne semble avoir songé à l’abattre et à le vendre. Pour combien de temps ?

 

argument-choc face aux braises

Ses quatre enfants et ses quatre petits-enfants la charrient à ce sujet. Ses deux beaux-fils, non, parce qu’ils n’osent pas. Quasi analphabète (avant d’être mariée à l’âge de douze-treize ans elle s’occupait de ses frères et sœurs ou tressait des cordes pour les vendre et n’allait donc jamais à l’école), il faut à Delko une demi-heure et de nombreux essais avant de parvenir à correctement apposer sa signature en bas des documents officiels. Membre du bureau de notre association, elle doit pourtant en signer beaucoup.

Un soir de février 2022, épuisée et presque assoupie par la chaleur des braises s’échappant d’entre les courbes onctueuses de la terre noire enchâssant le foyer près duquel elle se tient accroupie, Delko fond en larmes. L’arrachant à sa rêverie, une pensée la dérange : Sukul, son fils, artiste sonore et comédien danseur de l’équipe depuis déjà huit années, a abandonné les études avant le bac. Sukla la prend dans ses bras. Falguni murmure quelques mots un peu rudes en santhali. Motilal pivote vers les tisons rougeoyants et s’absorbe en lui-même. J’entreprends, quant à moi, de la rasséréner en bengali à l’aide d’un argument-choc : Jean-Luc Godard n’a jamais étudié dans une école de cinéma.

Delko a cessé de pleurer. A-t-elle saisi ce que je sous-entendais ? En tout cas, elle me demande de lui servir un verre. Nous trinquons.

 

notes de répétition et chèvre blessée

Surojmoni, quand tu passes le pas de la première porte, ta main gauche doit effleurer la bordure arrondie (j’ai gribouillé la veille « rembordement » ou « rembourement ») qui traverse le mur extérieur en son milieu. Après ton nouveau pas de danse, Sukul, ton corps suit le parcours inverse, lentement : les doigts, l’avant-bras, le visage, le genoux, le talon, tout revient par le même chemin. Attention, Suruj (c’est le surnom de Surojmoni), à la dernière phase de ta descente le long du corps de Sukul, car cette fois-ci tes mains ont de manière brusque touché le sol, ce qui a cassé le déroulé. C’est au changement de partie dans la Chaconne de Bach (je dis « morceau de violon ») que tu te hisses jusqu’au rebord de la fenêtre – ni avant, ni après. Devant les spectateurs, rappelle-toi que c’est en courant que tu y vas. Il faut soigner l’enchâssement de vos deux textes : Sukul, tu parles avant chaque tête qui monte le long de la paroi, et toi, Suruj, après, puis tu attends qu’il dise le reste de son texte pour conclure le tien – nous ferons un essai une fois que j’aurai fini de vous lire ces notes. Suruj, il faut que ce soit plutôt lent quand tu te diriges vers la plate-forme de terre après le seau d’eau versée. Ne lance pas de regard vers Sukul après ta cinquième phrase en haut de l’échelle. Une fois que son texte à elle passe du bengali au santhali, attends-la, Sukul : lance ta jambe tendue à chacun de ses débuts de phrase. Suruj, quand tu passes sous le linteau de la porte, laisse glisser tes doigts le long du rembordement, comme avant. Tu as pris la figurine santhal (je dis « gora ») après avoir reposer l’échelle, Sukul ? Je ne t’ai pas vu. Lorsque la gora touche le sol, Suruj, tu coupes toutes les lumières et c’est moi qui vous éclaire avec la lampe-torche. Sukul, après ton deuxième nouveau pas de danse, fait quelque chose de bien avec ta main qui redescend. Tombe assise au sol, Suruj. À partir d’aujourd’hui, Sukul, c’est toi qui lance le grand récipient métallique rond et sans hanse (je dis « gagra »).

Nous reprenons la répétition. Je m’apprête à formuler d’autres remarques quand une chèvre s’immisce, boitante. Elle est enceinte, et blessée : un tesson de bouteille dans le sabot. Nous nous interrompons pour l’aider. 

 

bain sans savon

En février 2012, la bière de riz tournait à l’aigre ; en février 2023, une épidémie de grippe sévit. La médecine traditionnelle n’ayant pas les effets escomptés sur les trois personnes atteintes, les morols imposent sans délai des mesures drastiques. Durant cinq jours, il faudra se savonner sans savon. Ingénieuse, Sukla a mis au point une poudre à base de curcuma, de bois de santal et de terre blanche dont, après avoir nagé, nous nous frottons, avant de retourner dans l’eau nous rincer. Une fois séchés, nous nous enduisons de crème humectante. Aussi étrange que cela paraisse, celle-ci n’entre pas dans la catégorie des « huiles » – à la différence de celle de coco que nous utilisons habituellement. De même, si nous continuons de nous laver régulièrement les mains, c’est parce que notre hand wash n’est pas considéré ici comme un « savon ». Delko et Suruj approuvent notre stratégie. Dhany compare avec les mesures prises dans le village d’à côté où elle vit maintenant : les morols de Borotalpada font tant de zèle que cela en devient aberrant. Quant à Falguni qui se moquait de moi il y a onze ans lorsque j’évoquais la possibilité de distribuer spatialement les différences, elle m’apprend qu’il y a peu, contournant l’interdit sans enfreindre stricto sensu les règles, son clan est parvenu à se régaler d’un porc cuit avec huile, oignon, épices et piments séchés. Et de m’indiquer, à l’entrée du village, l’arbre sous les hautes branches duquel les agapes ont eu lieu.

 

absence dédoublée

Falguni avait manqué la septième Nuit du théâtre : les chirurgiens profitaient de l’avortement qu’elle demandait pour lui ôter tout l’utérus (voilà un demi-siècle que les pouvoirs publics encouragent auprès des femmes tribales cette sorte de contraception expéditive). Atteint d’une maladie grave, son mari n’avait pu assister à la douzième de nos Nuits : il était en cure dans un centre pour tuberculeux. L’absence de l’une ou de l’autre laissait une place vacante qu’une ou un autre habitait. Ses manières étant distinctes, notre assemblage se tintait d’une aura différente. Avec Chumki, c’était une forme inédite de bonté, avec Delko, une façon ludique de tenir le cap malgré le rythme. Mais, lors de la quatorzième Nuit, Falguni et Motilal sont absents tous les deux.

 

après quinze années

Il est presque 21 heures. L’air est lourd, d’autant plus chargé d’humidité qu’aujourd’hui il n’a pas plu. Pour profiter des faibles bourrasques qui par instants la traversent, Sukla a placé au milieu de l’esplanade du Centre culturel deux tabourets bleu marine. Bien qu’en bois massif, ils n’ont pas encore été dévorés par les termites. Ils datent pourtant de la neuvième Nuit du théâtre – et première Nuit des idées organisée en Inde. Il y a six ans et demi, c’était des philosophes qui s’asseyaient sur ces trônes sans dossier. Ce soir du 29 août 2023, ce sont Sukla et Sukul. Ils s’efforcent de réfléchir aux formes que pourrait prendre la célébration de nos quinze années de travail ensemble.

Il y aurait des raisons immédiates de se réjouir. L’agenda du premier trimestre 2023 a été dense : l’organisation à Borotalpada de notre festival nocturne, la reprise à New Delhi de notre récent trio dansé puis une longue résidence artistique à Bordeaux pour composer un nouveau spectacle en plein air. À chaque fois il y est allé d’une paradoxale montée en puissance. Au village : une programmation plurielle, raffinée en chacun de ses moments, aux enchaînements fluides bien que complexes. Dans la capitale indienne : l’impact produit par l’enchevêtrement des tracés chorégraphiques et des projections vidéos alors que nous étions contraints d’évoluer sur une scène. En France : l’efficacité esthétique d’un dispositif aussi décentré que dépouillé. Pourtant, Sukla et Sukul n’éprouvent aucune joie. À elle qui, un peu mécaniquement, le presse de questions, il n’a rien de précis à proposer. Il approuve simplement, à demi-voix et à mesure qu’elle les lui résume, les deux ou trois idées que j’avais eues de mon côté. Davantage qu’un épuisement, c’est sans doute une lassitude qui les gagnent.

Le matin, Falguni s’était montrée plus disserte en suggérant d’imprimer en grand format des photographies – une de chaque événement, spectacle, film, installation, atelier, festivité – et d’accrocher les tirages aux murs comme autant de souvenirs à fixer de ces moments, nombreux, qui ont composé notre aventure collective, depuis ce matin d’août 2008 où, après les danses, Sukla et moi reprenions la route et, notre voiture atteignant l’angle de la maison ancestrale de la famille de son mari, Falguni criait tout sourire, d’une voix aiguë et enfantine : « regardez vous deux, c’est ici que je vis ! »

 

Jean-Frédéric Chevallier

InVivoArts n°2, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2025

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